Benozzo Gozzoli, Le triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1471

mardi 31 juillet 2012

Chateaubriand et Corot à Genève

            Comme d’autres écrivains du XIXème siècle parmi lesquels Lamartine et Balzac, Chateaubriand passa par Genève au cours de sa vie. Il y vint une première fois en 1805, ce qui lui permit de faire visite à madame de Staël, que l’ordre de l’Empereur avait contrainte à résidence forcée en son château de Coppet. Si nous en croyons les Mémoires d’outre-tombe, il estima quelque peu égoïstes les plaintes de la fille de Necker, non sans s’efforcer de la comprendre. Sa conclusion est très fine et très humaine  :

À Lyon, nous retrouvâmes M. Ballanche ; il fit avec nous la course à Genève et au Mont-Blanc. Il allait partout où on le menait, sans qu’il y eut la moindre affaire. À Genève, je ne fus point reçu à la porte par Clotilde, fiancée de Clovis : M. de Barante, le père, était devenu préfet du Léman. J’allai voir à Coppet madame de Staël ; je la trouvai seule au fond de son château, qui renfermait une cour attristée. Je lui parlai de sa fortune et de sa solitude, comme d’un moyen précieux d’indépendance et de bonheur ; je la blessai. Madame de Staël aimait le monde ; elle se regardait comme la plus malheureuse des femmes, dans un exil dont j’aurais été ravi. Qu’était-ce à mes yeux que cette infélicité de vivre dans ses terres, avec les conforts de la vie ? Qu’était-ce que ce malheur d’avoir de la gloire, des loisirs, de la paix, dans une riche retraite à la vue des Alpes, en comparaison de ces milliers de victimes snas pain, sans nom, sans secours, bannies dans tous les coins de l’Europe, tandis que leurs parents avaient péri sur l’échafaud ? Il est fâcheux d’être atteint d’un mal dont la foule n’a pas l’intelligence. Au reste, ce mal n’en est que plus vif : on ne l’affaiblit point en le confrontant avec d’autres maux, on n’est pas juge de la peine d’autrui ; ce qui afflige l’un fait la joie de l’autre ; les cœurs ont des secrets divers, incompréhensibles à d’autres cœurs. Ne disputons à personne ses souffrances ; il en est des douleurs comme des patries, chacun a la sienne.
François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe,
Livre dix-septième, chap. 3,
édition Maurice Levaillant et Georges Moulinier, t. I,
[Bibliothèque de la Pléiade, 67], Paris, Gallimard, 1951, p. 582-583.

René repassa dans la ville de Jean-Jacques en 1826. Il séjournait alors à Lausanne, d’où il se rendit à Genève les 28 et 29 juin, pour y consulter le docteur Coindet à cause d’un rhumatisme aigu qui le faisait beaucoup souffrir[1]. Ce fut l’occasion de revoir Delphine de Sabran, comtesse de Custine, qui devait mourir à Bex deux semaines plus tard :

J’ai vu celle qui affronta l’échafaud d’un si grand courage, je l’ai vue, plus blanche qu’une Parque, vêtue de noir, la taille amincie par la mort, la tête ornée de sa seule chevelure de soie, je l’ai vue me sourire de ses lèvres pâles et de ses belles dents, lorsqu’elle quittait Sécherons, près Genève, pour expirer à Bex, à l’entrée du Valais ; j’ai entendu son cercueil passer la nuit dans les rues solitaires de Lausanne, pour aller prendre sa place éternelle à Fervaques : elle se hâtait de se cacher dans une terre qu’elle n’avait possédée qu’un moment, comme sa vie.
Mémoires d’outre-tombe,
Livre quatorzième, chap. I,
édition citée, t. I, p. 472-473.

Au printemps de l’année qui suivit la chute de Charles X, Chateaubriand remboursa ses dettes grâce aux revenus de sa brochure De la Restauration et de la Monarchie élective ; puis il se demanda s’il ne convenait pas qu’il s’exilât, ce pourquoi il décida de se rendre à Genève. Jean-Claude Berchet note à ce propos :

Les voyageurs arrivèrent à Genève le soir du 23 mai. Rosalie de Constant leur avait trouvé un logement à leur convenance dans le quartier encore champêtre des Pâquis, au-delà des anciens fossés longeant le lac. Malgré le bon accueil des autorités du canton (le syndic Rigaud, le recteur Candolle) et celui de la bonne société locale (Sismondi, Bonstetten, Diodati, Mme Necker de Saussure), qu’il connaissaient déjà en partie, ce premier séjour un peu prolongé sur les bords du Léman ne fut pas des plus gais pour Chateaubriand. Les salons du Bourg-de-Four et de Sous-Terre ne valaient pas celui de la rue de Sèvres. À peine installé, il se rendit compte du piège dans lequel il venait de tomber. Il écrit le 24 mai à Mme Récamier : « Encore recommencer une vie quand je croyais avoir fini ! Je compte vous écrire une longue lettre quand je serai un peu en repos ; je crains ce repos, car alors je verrai sans distraction ces années obscures dans lesquelles j’entre le cœur si serré. » Et trois jours plus tard : « La vie que je mène changera peut-être, car si elle devait durer ainsi je ne pourrais la supporter longtemps. Je passe les ennuis de [notre] établissement, les tracasseries intérieures fort augmentées, etc. etc. »[2]

Découragé, René adresse le 9 juin 1831 ces vers à madame Récamier :

Le naufrage

Rebut de l’Aquilon, échoué sur le sable,
Vieux vaisseau fracassé dont finissait le sort,
Et que, dur charpentier, la mort impitoyable
Allait dépecer dans le port !

Sous tes ponts désertés un seul gardien habite :
Autrefois tu l’as vu sur ton gaillard d’avant.
Impatient d’écueils, de tourmente subite,
Siffler pour ameuter le vent.

Tantôt sur ton beaupré, cavalier intrépide,
Il riait quand, plongeant la tête dans les flots,
Tu bondissais ; tantôt du haut du mât rapide,
Il criait : Terre ! aux matelots.

Maintenant retiré dans ta carène usée,
Teint hâlé, front chenu, main goudronnée, yeux pers,
Sablier presque vide et boussole brisée
Annoncent l’ermite des mers.

Vous pensiez défaillir amarrés à la rive,
Vieux vaisseau, vieux nocher ! vous vous trompiez tous deux :
L’ouragan vous saisit et vous traîne en dérive
Hurlant sur les flots noirs et bleus.

Dès le premier récif votre course bornée
S’arrêtera ; soudain vos flancs s’entrouvriront ;
Vous sombrez ! c’en est fait ! et votre ancre écornée
Glisse et laboure en vain le fond.

Ce vaisseau, c’est ma vie, et ce nocher, moi-même :
Je suis sauvé ! mes jours aux mers sont arrachés :
Un astre m’a montré sa lumière que j’aime,
Quand les autres se sont cachés.

Cette étoile du soir qui dissipe l’orage,
Et qui porte si bien le nom de la beauté,
Sur l’abîme calmé conduira mon naufrage
À quelque rivage enchanté.

Jusqu’à mon dernier port, douce et charmante étoile,
Je suivrai ton rayon toujours pur et nouveau ;
Et quand tu cesseras de luire pour ma voile,
Tu brilleras sur mon tombeau.

Mémoires d’outre-tombe,
Livre trente-cinquième, chap. 7,
édition citée, t. II, p. 501-502.

Après s’être réinstallé à Paris, l’Enchanteur reparut à Genève quinze mois plus tard,  en septembre 1832, accompagné cette fois de son « étoile du soir ». Et ce fut avec madame Récamier qu’il entreprit le pèlerinage de Coppet :

Genève, fin de septembre 1832.

J’ai commencé à me remettre sérieusement au travail : j’écris le matin et je me promène le soir. Je suis allé hier visiter Coppet. Le château était fermé ; on m’en a ouvert les portes ; j’ai erré dans les appartements déserts. Ma compagne de pèlerinage a reconnu tous les lieux où elle croyait voir encore son amie, ou assise à son piano, ou entrant, ou sortant, ou causant sur la terrasse qui borde la galerie ; madame Récamier a revu la chambre qu’elle avait habitée ; des jours écoulés ont remonté devant elle : c’était comme une répétition de la scène que j’ai peinte dans René : « Je parcourus les appartements sonores où l’on n’entendait que le bruit de mes pas. . . . . . Partout les salles étaient détendues, et l’araignée filait sa toile dans les couches abandonnées. . . . . . Qu’ils sont doux, mais qu’ils sont rapides les moments que les frères et les sœurs passent dans leurs jeunes années, réunis sous l’aile de leurs vieux parents ! La famille de l’homme n’est que d’un jour ; le souffle de Dieu la disperse comme une fumée. À peine le fils connaît-il le père, le père le fils, le frère la sœur, la sœur le frère ! Le chêne voit germer ses glands autour de lui, il n’en est pas ainsi des enfants des hommes ! »
Je me rappelai aussi ce que j’ai dit dans ces Mémoires de ma dernière visite à Combourg, en partant pour l’Amérique. Deux mondes divers, mais liés par une secrète sympathie, nous occupaient, madame Récamier et moi. Hélas ! ces mondes isolés, chacun de nous les porte en soi ; car où sont les personnes qui ont vécu assez longtemps les unes près des autres pour n’avoir pas des souvenirs séparés ? Du château, nous sommes entrés dans le parc ; le premier automne commençait à rougir et à détacher quelques feuilles ; le vent s’abattait par degrés et laissait ouïr un ruisseau qui fait tourner un moulin. Après avoir suivi les allées qu’elle avait coutume de parcourir avec madame de Staël, madame Récamier a voulu saluer ses cendres. À quelque distance du parc est un tallis mêlé d’arbres plus grands, et environné d’un mur humide et degradé. Ce taillis ressemble à ces bouquets de bois au milieu des plaines que les chasseurs appellent des remises : c’est là que la mort a poussé sa proie et renfermé ses victimes.
            Un sépulcre avait été bâti d’avance dans ce bois pour y recevoir M. Necker, madame Necker et madame de Staël : quand celle-ci est arrivée au rendez-vous, on a muré la porte de la crypte. L’enfant d’Auguste de Staël est resté en dehors, et Auguste lui-même, mort avant son enfant, a été placé sous une pierre aux pieds de ses parents. Sur la pierre sont gravées ces paroles tirées de l’Écriture : Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant dans le ciel ? Je ne suis point entré dans le bois ; madame Récamier a seule obtenu la permission d’y pénétrer. Resté assis sur un banc devant le mur d’enceinte, je tournais le dos à la France et j’avais les yeux attachés, tantôt sur la cime du Mont-Blanc, tantôt sur le lac de Genève : des nuages d’or couvraient l’horizon derrière la ligne sombre du Jura ; on eût dit d’une gloire qui s’élevait au-dessus d’un long cercueil. J’apercevais de l’autre côté du lac la maison de lord Byron, dont le faîte était touché d’un rayon du couchant ; Rousseau n’était plus là pour admirer ce spectacle, et Voltaire, aussi disparu, ne s’en était jamais soucié. C’était au pied du tombeau de madame de Staël que tant d’illustres absents sur le même rivage se présentaient à ma mémoire : ils semblaient venir chercher l’ombre leur égale pour s’envoler au ciel avec elle et lui faire cortège pendant la nuit. Dans ce moment, madame Récamier, pâle et en larmes, est sortie du bocage funèbre elle-même comme une ombre. Si j’ai jamais senti à la fois la vanité et la vérité de la gloire et de la vie, c’est à l’entrée du bois silencieux, obscur, inconnu, où dort celle qui eut tant d’éclat et de renom, et en voyant ce que c’est que d’être véritablement aimé.
Mémoires d’outre-tombe,
Livre trente-sixième, chap. 21,
édition citée, t. II, p. 605-606.


            Comme Chateaubriand, Jean-Baptiste Camille Corot (1796 – 1875) aimait la lumière de l’Italie, où il séjourna de 1825 à 1828, puis en 1834, et encore en 1843. Et comme Chateaubriand, il séjourna aussi en Suisse : il y fut en 1825, sur le chemin de la Ville Éternelle ; puis en 1842, plus longuement ; et fréquemment sous le Second Empire : en 1852, 1853, 1855, 1857, 1859, 1863. Sa mère, Françoise Auberson, était originaire du canton de Fribourg. M. Jean Leymarie nous dit que

En 1842, il s’arrête longuement sur les bords du Léman, dont il aime la lumière « pleine de nuances délicates ». À Genève, il se plaît à relire sur place les descriptions de J.-J. Rousseau, « ce paysagiste de génie », dit-il, avant de peindre la vieille ville massée autour de sa cathédrale[3].

Voici un tableau qui représente le quai des Pâquis, aux portes de Genève, en 1842, dans l’état où il se trouvait avant la démolition des fortifications (votée en 1849), et donc tel que put l’admirer Chateaubriand dix ans auparavant. On admirera l’équilibre du point de vue choisi ; c’est une constante chez Corot, et c’est pourquoi nous considérons qu’il participe de plein droit à ce que nous appelons le classicisme essentiel, plus large que le classicisme historique, mais non pas moins exigeant.

Camille Corot, Le Quai des Pâquis à Genève, 1842.
Genève, Musée d'Art et d'Histoire.


[1] Cf. Jean-Claude Berchet, Chateaubriand, Paris, Gallimard, 2012, p. 744.
[2] Jean-Claude Berchet, op. cit. p. 818.
[3] Jean Leymarie, Corot, Genève, Albert Skira, 1966, p. 66.

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